L’Hallelujah de Leonard Cohen

Une amie ayant partagé « Hallelujah » de Jeff Buckley ce matin (que je ré-écoute toujours avec autant de plaisir) je repense à la version originale de ce morceau, version longtemps ignorée du public, le morceau ayant connu un premier grand succès public quelques années l’enregistrement de Cohen dans la version de John Cale puis donc la reprise par Jeff Buckley dont je parlais, et enfin, entonné par toute une génération d’ados qui la connaissait par la version qu’en fit Rufus Wainwright pour la BO de Shrek.

J’avais écrit un texte que je vous livre, quant à l’importance de ce titre, quant à sa symbolique et aussi et surtout pour dénoncer certaines « interprétations » très éloignées des intentions de Cohen.

J’adore Cohen, l’homme m’a toujours fasciné et sa trajectoire en tant qu’être humain, croyant parfois, doutant d’autres fois, rejetant ses croyances aussi parfois.

Mais il faut écouter ce morceau pour ce qu’il est, loin des stupidités véhiculées ensuite.

Le mauvais goût fut atteint quelques années après ces succès, transformant le morceau en un genre d’hymne religieux cul-cul avec la reprise par une dinde lors d’un jeu, genre « the voice » sur la BBC, la dinde s’appelait Alexandra Burke et à grands renforts d’effets de voix et de sirop d’arrangement elle alla jusqu’à, comble de l’émotion bon marché, faire pleurer un membre du jury ! (je crois qu’il existe une vidéo de « l’évènement » que vous trouverez facilement si vous cherchez un peu)

Alors j’aimerai vous en dire deux mots de ce morceau, et certes ne pas vous en livrer le sens, nul ne saurait parler pour Cohen, mais en tout cas ce que les allusions bibliques signifient dans la symbolique de Cohen.

En quelques mots, je vais tenter une synthèse de ce que je pense, de ce que j’ai lu, de ce que Cohen en a lui-même dit.

Léonard Cohen a écrit cette chanson en 1980, dans la douleur.

« J’ai rempli deux carnets de notes et je me souviens m’être retrouvé au Royalton Hotel de New York, en sous-vêtements sur la moquette, me cognant la tête sur le sol en me lamentant de ne pas pouvoir finir cette chanson ».

Il vient de fêter ses 50 ans, et à travers le prisme biblique de ce morceau, c’est en réalité un autoportrait en forme de bilan désenchanté dont on peut apercevoir la trame.

Cohen a écrit plus de 80 couplets pour ce morceau, il n’en gardera que 5, John Cale puis Jeff Buckley en reprendront d’autres.

Le tour de force de Hallelujah consiste à entremêler dans un récit psalmodique, références bibliques et interrogations personnelles sur l’écriture de chansons et sur la sexualité.

Cohen part de la légende du roi David qui, selon l’Ancien Testament, jouait de la lyre pour plaire au Seigneur et auquel on attribue l’écriture des Psaumes. Il s’adresse à une femme, lui parlant d’un « accord secret » trouvé par David, mais Cohen ajoute « tu n’aimes pas la musique, n’est-ce pas ? ». Dans le second couplet, il fait allusion à la relation de David et Bethsabée, avec laquelle celui-ci coucha après l’avoir vue prendre un bain, et dont il envoya le mari se faire tuer à la guerre, occasionnant la colère de Dieu qui reprit le fils né de leur union. Puis il enchaîne avec une allusion à cet autre épisode biblique où une femme cause la perte d’un homme, celui de Samson et Dalila (« elle a brisé ton trône, elle t’a coupé les cheveux ») avant d’entrer à pas feutrés dans le cadre ainsi exposé.

Sur les deux derniers couplets, il expie ses propres fautes avant de conclure :

« Et si tout s’est mal passé, je me tiendrai devant le Seigneur des chansons, avec sur les lèvres un simple alléluia. »

Il y a pourtant des failles béantes dans cette première version qui obligent à se garder de toute interprétation trop définitive des intentions originelles de Cohen à travers cette chanson à l’ambiguïté un peu sournoise. C’est sans doute ce qui a chagriné John Cale au moment où celui-ci voulut s’approprier Hallelujah, une demi-douzaine d’années plus tard.

Il contacte alors Leonard Cohen, qui l’autorise à utiliser plusieurs couplets laissés à l’état de friches mais qu’il lui arrive de rajouter au gré des concerts, où la chanson passée inaperçue à sa sortie flamboie d’une aura nouvelle sous les clameurs du public. Avec John Cale, sur ce coup-là, le mot “reprise” semble provenir plus volontiers du verbe repriser que du verbe reprendre. Ainsi remplumé, le morceau prend une autre tournure, nettement plus sexuelle, le profane et le sacré n’ayant jamais si harmonieusement cohabité que dans la poésie sophistiquée de Cohen.

Lorsqu’il s’en empare à son tour, Jeff Buckley exacerbe la version très sobre qu’a livrée John Cale, interprète il est vrai moins sanguin et érotique que le jeune échevelé californien. Pour Buckley, qui gomme sans en demander l’autorisation les vers ayant trait à la rédemption, il ne fait aucun doute qu’Hallelujah est une façon parabolique de parler de l’orgasme, ce que suggère explicitement l’un des couplets rajoutés, où Cohen écrit :

« Je me souviens quand je bougeais en toi, et la colombe sacrée bougeait elle aussi, et chacun de nos souffles était un alléluia. »

Pas très liturgique, n’est-il pas ?

Quant à la dernière strophe, rajoutée elle aussi dans la version Cale/Buckley, elle a de quoi faire s’étrangler les bigots avec l’hostie dont ils pensaient éventuellement accompagner l’écoute de cette chanson aux accents liturgiques.

« Il y a peut-être un Dieu là-haut, s’avance l’auteur à pas désormais nettement moins prudents, mais tout ce que m’a appris l’amour, c’est comment descendre un type qui t’a doublé. Et ce n’est pas une complainte que vous entendez, ni quelque pèlerin qui a vu la lumière, c’est un froid et brisé alléluia.»

Ce n’est pas «Je t’aime, moi non plus», mais quand même, un sacré pavé dans le bénitier que ce Hallelujah 2.0, qu’un tas de fervents a repris en chœur à Noël sans trop prêter attention au caractère furieusement blasphématoire de cette chute.

Avec son entaille à vif portée au sixième des dix commandements (Tu ne tueras point).

« Eloge des mauvaises herbes »


« Eloge des mauvaises herbes – ce que nous devons à la ZAD » écrit sous la direction de Jade Lindgaard, aux éditions « LLL Les Liens qui Libèrent »

Un ouvrage passionnant, foisonnant avec ses 16 auteurs, pour parler de ce que nous devons à la ZAD. C’est peu de dire que s’est joué là le sort d’un avenir prometteur, car il y a des alternatives, des possibles.

Un autre monde est possible.

Ne lâchons rien, comme si nous étions déjà libres, disait Graeber…

« Si l’action directe consiste pour les activistes à relever avec constance le défi qui consiste à agir comme si l’on était déjà libre, la politique préfigurative consiste à relever avec constance le défi de se comporter les uns vis-à-vis des autres comme nous le ferions dans une société véritablement libre. » David Graeber

J’avais déjà pensé que la « Jungle » de Calais avait été un laboratoire, une expérience de vie, même si cette vie en commun était contrainte. Comme un microcosme d’une organisation différente.

Le PEROU nous en proposait une lecture de ville-monde.

Ce qu’écrit Patrick Bouchain ici à propos de la ZAD était tout aussi pertinent quand il s’agissait de la « jungle de Calais » :

« On ‘arrête pas de se plaindre qu’il n’y a plus de services publics, de commerces dans les petits villages, qjue la grande distribution a tout appauvri. Et là, vous avez des gens qui disent qu’ils veulent faire une boulangerie, une brasserie, une bibliothèque. Ils démontrent qu’à une autre échelle, on peu recréer de la vie dans un hameau. C’est magnifique. Ce qu’ils font est innovant. »

Cette expérience fut, elle aussi, interrompue en Octobre 2016.

« S’auto-organiser pour rester libres, construire sa maison pour vivre avec les autres, produire collectivement mais pas pour vendre, habiter avec les animaux et les végétaux pour apprendre d’eux, échapper aux normes pour fuir la violence des dominations. Alors que la légitimité des institutions et de la politique représentative vacille et que l’économie produit les inégalités à la chaîne, la ZAD fabrique des réponses à un monde qui s’écroule. » Jade Lindgaard

Décidément et quelqu’en soient les raisons le système ne veut pas que l’on puisse entrevoir qu’une autre vie est là, qu’un avenir en commun est possible (celui qu’on nous impose, de compétition et d’exclusion ne peut mener qu’à notre propre disparition).

« On a tendance à croire qu’en étant vigilants, qu’en étant informés, qu’en étant cultivés, qu’en faisant appel à son intelligence critique – on se protègerait de la propagande.

(…)

La propagande attaque nos cerveaux par l’arrière – dans l’angle mort, on croit la tenir à distance -, elle nous traverse, elle nous occupe » Virginie Despentes

Mais je reste persuadé que cette forme (ZAD) ou même d’autres formes de résistances se rendront incontournables, impossibles à soumettre, même par la force (la violence, telle qu’elle fut déployée à Notre-Dame-des-Landes).

Dans l’ombre, les forces se fédèrent, apprennent des échecs

« Notre-Dame-des-Landes invente des formes de vie, des styles de vie différents. Ce n’est pas seulement une « biovariété » qui est menacée et écrasée aujourd’hui, c’est la possibilité même, constitutive du « politique », de mettre au coeur de la cité la pluralité des manières d’interpréter la vie. C’est ce processus d’uniformisation que Pasolini vitupérait dans sa colère contre tout ce qui saccage les styles, les formes de vie qui faisaient jadis parler les villes et les nuits de son pays, et dont il mesurait déjà l’écrasement. »

« En néerlandais, la flibuste signifie « libre butinage ». Les boucaniers formaient une société multiraciale de rescapés, de proscrits et de dissidents. Ils avaient appris des Indiens à boucaner, sécher la viande et tanner le cuir, ainsi que l’usage des plantes médicinales. C’est que, dans les nouveaux mondes, tout est offert à profusion par la divine Providence. On pourrait aller jusqu’à dire que ces boucaniers avaient rouvert certaines formes très archaïques des sociétés de cueillette et de chasse, qui se figurent le monde en termes d’itinéraires, de butinages racontés et de pactes, et non d’espaces enclos. On n’est plus dans une économie de l’échange, ni même du don, mais de la « prise ». C’est d’ailleurs aussi ce que décrit Richard White dans « Le Middle Ground », ce livre singulier où il évoque les grands lacs et plaines nord-américains au temps du délicat mélange entre les Indiens et les trappeurs. C’est là une des tiges majeures de l’invention démocratique, et la source d’un droit vif, un droit différentiel qui pourrait apporter, au droit sédimenté et plat des contrats, à la fois le respect des usages, des droits coutumiers, et l’invention d’alliances inédites. Notre-Dame-des-Landes est un laboratoire d’alliances, de pactes fragiles, entre des acteurs hétérogènes dont aucun ne prétend avoir le dernier mot, justement parce qu’ils lancent entre eux un archipel de promesses à tenir ferme dans un océan d’incertitudes.

A l’heure où nous tentons de comprendre Mai 68, d’en démêler les effets multiples, il nous faut faire place, dans notre monde, à tous ceux qui se refusent à la réalité « réaliste » telle qu’elle va, qui veulent s’en sortir. Ces marques de la société, ces « zones du dehors », pour reprendre le beau titre du roman d’Alain Damasio, personne n’aurait songé à l’époque à les désigner comme des zones de non-droit. Nos sociétés modernes se sont construites sur la liberté de partir ailleurs. Mais aujourd’hui le monde est fini, on ne peut plus aller « ailleurs ». Où se retirer, alors ? Si l’on veut résister aux terribles processus d’exclusion, de bannissement des uns, et d’érection de murs terribles qui empêchent les autres d’entrer, il nous faut inventer la possibilité de faire dissidence et sécession « sur place », ici, là où l’on est. Ne nous trompons pas sur le sens de cette « sécession » : ce n’est ni un isolement autosuffisant ni une rupture définitive. Car je ne peux résilier mon consentement à la société, m’en retirer dans ma cabane, que si plus profondément je m’associe avec ceux qui y demeurent. En réalité, même si je proteste contre cette société telle qu’elle va, je donne mon assentiment au fait d’être en société. Mais pour pouvoir entrer dans le monde, et y rester sans burn-out, sans en être écrasé, ne faut-il pas pouvoir s’en retirer ? Pour refaire le pacte, ne faut-il pas pouvoir le rompre ? » Olivier Abel

Partout les tentatives se mettent en place.

Souvent ce sont les laissés pour compte du système libéral, les rejetés surnuméraires, ceux qui n’ont plus rien, qui tentent de regagner leur droit de vivre. Tentatives libertaires, squats, paumés, comme cette friche Saint-Sauveur et ses vingt-trois hectares en plein coeur de Lille, qui incarne les enjeux lillois de la préservation de la nature en ville, dans une commune en manque de végétation comme de logements. Depuis quelques mois, des sans-papiers et des sans domicile fixe y organisent leur quotidien. Entre protection des personnes et de la nature, plusieurs causes cohabitent dans cette zone à protéger unique en son genre.

Nous avons croisé la route de l’un de ces fous par le biais de couchsurfing, l’un de ceux, nombreux si on sait regarder, qui tentent une autre vie. Erik vivait à Limans dans cette communauté appelée Longo maï. D’origine belge, il parcourait le monde de « canapé en canapé ». Lorsque nous l’avons rencontré il revenait d’un séjour de plus de 6 mois en Chine, il était passé par la Russie où il avait passé quelques mois, là aussi. Il pratiquait je ne sais combien de langues (français, flamand, russe, espagnol, allemand, chinois…).

C’était un vrai citoyen du monde, vivant de (très) peu et heureux, plein d’espoir. Comme en contrebande…Comme un pirate, un flibustier, justement.

Les « Longo maï » (« Que ça dure » en occitan) qui existent depuis près de 50 ans, sont partis d’un constat, celui que beaucoup d’entre nous font, que la chasse au profit à court terme détruit notre planète. La nature souffre. L’humanité perd le sol sous ses pieds.

Que nous devons réfléchir et changer de cap.

Longo maï prouve avec des petits pas concrets qu’un autre chemin est possible. Des nouvelles formes de vie solidaires et écologiques sont nécessaires afin de laisser une chance aux générations futures.

Mais il existe autant de ZAD (qui n’est même plus un acronyme) que de lieux de résistance, je pense aussi à ces lieux qui tissent des rapports humains différents, et leurs relations avec le monde qui les entoure. Ces résistances qui se vivent en faisant « un pas de coté ». C’est ainsi que se vit ce lieu de partage et de vie culturelle où la porte d’entrée porte l’invitation « entrez libre » : « Le Channel », notre scène nationale. Les rapports, les liens, les « hyphes » dirait Alain Damasio, entre êtres hétérogènes, où artistes, spectateurs voire même badauds, se rencontrent et fabriquent une vie en commun, un « être ensemble » – je n’aime pas cette phrase galvaudée par les manuels pour DRH – mais ici, elle est vraiment à sa place. (Par parenthèse Patrick Bouchain, que je cite ici à plusieurs reprises, est l’architecte de ce lieu, ce que semble oublier le recueil qui l’omet dans les lieux qu’il a réhabilités)

Il appartient à chacun, seul ou en groupe, d’inventer d’autres formes de ZAD, pas forcément contre la société mais de toute façon, dans la société. Comme l’écrit Patrick Bouchain « Leur acte n’est pas une désobéissance à l’ordre républicain, mais à la stupidité républicaine ». Pour préfigurer un autre monde de demain. Cela veut aussi dire parfois, oublier la sacrosainte propriété privée pour la remplacer par un droit d’usage.

Car il y a d’autres possibles.

Toutes les citations sont extraites du livre « Eloge des mauvaises herbes – ce que nous devons à la ZAD » écrit sous la direction de Jade Lindgaard, aux éditions « LLL Les Liens qui Libèrent » (200 pages, 7,90€). J’espère ne pas avoir abusé du droit à la citation. Ce petit recueil foisonne d’interprétations de « pistes » je n’en illustre que quelques unes qui m’ont plus particulièrement frappées.

Il y a dix ans, le 13 mars 2010, Ferrat prenait le dernier train.

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https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/Ferrat-c-est-nous

Il y a dix ans, le 13 mars 2010, Ferrat prenait le dernier train. Daniel Mermet revient dans cette émission sur la trajectoire de ce chanteur populaire.

Ferrat, c’est nous. La montagne, c’est chez nous, les marins de Potemkine, c’est nos frères, ma môme, c’est la mienne, la nuit et le brouillard, c’est en nous, c’est nous qui ne guérissons pas de notre enfance, c’est nous qui aimons à perdre la raison. La Commune, Aragon, Robespierre et le vieil Hugo, c’est nous, les camarades et le goût du bonheur, c’est nous. La France de Ferrat, celle qui rêve et qui lutte pour que vienne enfin le temps des cerises, c’est nous.

Nous, oui, et on n’est pas seul. Depuis longtemps, c’est beaucoup de France qui se sont reconnues dans Ferrat, depuis plus de soixante ans, beaucoup de France qui – littéralement, exactement – n’en finissent pas de le reprendre « en cœur », léger ou grave, lyrique ou cinglant, savant et populaire à la fois. Beaucoup de France, le poing serré, les bras ouverts, et qui n’arriveront jamais à faire la différence entre le battement de l’amour et l’amour de la Résistance.

Oui, Ferrat, c’est nous.

Daniel Mermet

Alors bien sûr, il y a la nostalgie…

La nostalgie d’un temps où les stigmates étaient plus visibles, d’un temps où « fils d’ouvrier » avait, à la fois un air d’exclusion mais représentait aussi une attitude noble et le front haut de l’ouvrier incarné par le Gabin de « la belle équipe » ou « Le jour se lève » ou « La bête humaine »…

La nostalgie d’un monde binaire, c’était simple, nous étions contre. Contre les guerres, les esclavages, les colonies, le patronat, le monde qu’on nous promettait. C’était le plein emploi et cela nous semblait un monde des possibles.

Nous espérions, nous luttions, nous croyions !

La nostalgie des amours simples.

La nostalgie des dimanches matin où j’accompagnais mon père qui « faisait son tiercé » avec des camarades.

La nostalgie de la fragile solidarité ouvrière.

Les nantis, c’étaient eux, mais face à eux nous étions forts parce que nous n’étions pas seuls.

La nostalgie de l’enfance…

 

Mais bien sûr il y a son compagnonnage délétère, la caution de millions de morts.

Il est facile de condamner « le bilan » en 1975, il eut été plus lucide de condamner le massacre des anarchistes en 1920 (comme Makhno), puis plus généralement de tous ceux qui voulaient vivre libres.

 

C’est troublant, il y a peu nous étions à Budapest et forcément 1956 résonnait à mes oreilles.

En février 1956, au XXème Congrès du Parti communiste d’URSS, Khrouchtchev dénonce ouvertement les crimes de Staline. En octobre, les dirigeants de Pologne, croyant qu’un vent nouveau souffle sur le communisme s’engagent sur la voie des réformes, quand soudainement les événements de Budapest créent une énorme surprise, offrant au monde entier le spectacle d’une société en révolution.

Les manifestations des étudiants du 22-23 octobre 1956 ont pris une telle ampleur que Budapest et tout le pays glissent brusquement vers un état insurrectionnel et obligent le Comité central à rappeler au pouvoir Imre Nagy, l’homme qui incarne aux yeux des Hongrois l’espoir d’un communisme réformateur.

Puis, l’assassinat, le 16 juin 1956, du Président Hongrois, Imre Nagy par les soviétiques.

A Budapest, nous avons visité le musée Robert Capa et une très belle exposition photo qui montrait l’engouement puis la trahison, l’espoir puis la dictature sanglante.

 

Hier j’ai revu « les chemins de la haute ville » avec Simone Signoret et j’ai repensé à ses mémoires « La nostalgie n’est plus ce qu’elle était » livre qui avait tant plu à ma maman.

 

« Puis il (Khrouchtchev) parla de la Pologne et raconta comment Staline avait complètement liquidé le parti communiste polonais et certains espagnols en exil à Moscou. Il mima Beria. Il parla des camps – il tapait sur la table en scandant « seize millions de morts » – et aussi la déportation prévue pour les juifs d’Urss dans un état où on les aurait concentrés.
Nadia traduisait. Elle revivait son enfance et son adolescence. Moi, je regardais Khrouchtchev et je regardais beaucoup Molotov qui ne regardait personne. Et, dans mon œil on devait pouvoir lire cette question : « et vous, qu’est-ce que vous faisiez pendant ce temps là ? » Khrouchtchev y répondit avant même que j’aie eu la chance de la formuler : « je vois très bien ce que vous pensez, dit-il en pointant son doigt vers moi par-dessus la table. Vous pensez : Vous, qu’est-ce que vous faisiez pendant ce temps là ? Je ne pouvais rien faire, parce que faire quoi que ce soit contre Staline, c’était le faire contre le Socialisme. »
C’est alors que Mikoïan porta le deuxième toast de la soirée en l’honneur du camarade Khrouchtchev qui avait eu le courage de dire la vérité au monde, pour le bien du socialisme. Za vaché zdarovié !
C’était sans doute vrai, mais est-ce que Monsieur Khrouchtchev était bien sûr qu’en envoyant l’Armée Rouge à Budapest, il faisait du bien au Socialisme ?
– Oui, répondit Khrouchtchev, nous sauverons le Socialisme de la contre-révolution.
– Il n’y a donc pas d’erreur possible du présent ?
– Notre armée est à Budapest parce que les Hongrois nous ont appelé au secours. »

C’était avant le « printemps de Prague » et l’immolation de Jan Palach un étudiant en janvier 1969, sur la place Venceslas en protestation contre la suppression de la liberté d’expression, suivi par celui de Jan Zajíc un mois plus tard et celui de Evžen Plocek en avril…

Mais inlassablement Ferrat poursuivra son soutien à défaut de prendre la carte du Parti Communiste.

J’ai toujours préféré Brassens à Ferrat.

Aujourd’hui encore, mais je sais que Ferrat faisait partie de mon enfance.

Et puis :

J’ai souvent pensé c’est loin la vieillesse
Mais tout doucement la vieillesse vient
Petit à petit par délicatesse
Pour ne pas froisser le vieux musicien

Si je suis trompé par sa politesse
Si je crois parfois qu’elle est encore loin
Je voudrais surtout qu’avant m’apparaisse
Ce dont je rêvais quand j’étais gamin

Ah qu’il vienne au moins le temps des cerises
Avant de claquer sur mon tambourin
Avant que j’aie dû boucler mes valises
Et qu’on m’ait poussé dans le dernier train

Bien sûr on dira que c’est des sottises
Que mon utopie n’est plus de saison
Que d’autres ont chanté le temps des cerises
Mais qu’ils ont depuis changé d’opinion

Moi si j’ai connu des années funestes
Et mes cerisiers des printemps pourris
Je n’ai pas voulu retourner ma veste
Ni me résigner comme un homme aigri

Ah qu’il vienne au moins le temps des cerises
Avant de claquer sur mon tambourin
Avant que j’aie dû boucler mes valises
Et qu’on m’ait poussé dans le dernier train

Tant que je pourrai traîner mes galoches
Je fredonnerai cette chanson-là
Que j’aimais déjà quand j’étais gavroche
Quand je traversais le temps des lilas

Que d’autres que moi chantent pour des prunes
Moi je resterai fidèle à l’esprit
Qu’on a vu paraître avec la Commune
Et qui souffle encore au cœur de Paris

Ah qu’il vienne au moins le temps des cerises
Avant de claquer sur mon tambourin
Avant que j’aie dû boucler mes valises
Et qu’on m’ait poussé dans le dernier train

Décidément,  la nostalgie n’est plus ce qu’elle était…

 

Lettre à une pasionara…

Je viens de lire cette annonce:

Catherine Ribeiro est une grande dame qui n’a jamais transigé avec ses valeurs et la qualité de ses textes et musiques.
Elle a subi très récemment un AVC dont elle se remet difficilement et dans une certaine détresse.
Peut-être serait-il utile de lui rappeler notre amour et notre gratitude d’avoir porté nos combats des années 70 et 80.
On peut lui écrire :
Catherine Ribeiro.
Marienhaus Klinikum, Dahlienweg 3-5 , D-53474 Bad Neuenahr Deutschland…
Ou laisser un mot sur sa page FB…
Juste pour dire merci madame, on ne t’oublie pas..

S’il fallait une famille aux anarchistes, Léo Ferré serait le père et nul doute que Catherine Ribeiro serait la sœur.

La belle et grande sœur qui se tient droite et fière à l’avant du bateau pour nous aider à parcourir le chemin, à traverser les mers…

Dire que ses textes (comme ceux de Ferré, de Colette Magny, de Jean-Roger Caussimon, de François Béranger, de Brigitte Fontaine et de quelques autres) ont jalonné ma vie serait ne s’approcher que de loin de la vérité.

Ils sont ma vie.

J’ai d’abord, comme tous les garçons qui avaient 18 ans à l’époque, été amoureux de cette belle dame, de cette voix, de cette passion, de cette fougue.

Elle représentait la Liberté, la révolte, l’indignation et aussi quelque part la Femme.

Celle qui, il y a quelques années déclarait :

Des idéaux, j’en ai eu plein l’esprit et il m’a bien fallu admettre qu’ils étaient libertaires. Libre et libertaire sans jamais accepter un clan plutôt qu’un autre.

 

J’ai l’ai suivie farouchement, elle chantait mes engagements, mes colères, mes combats.
Puis le temps passant Catherine s’était fait rare et la nostalgie prenait le dessus.

Il y a quelque temps à la recherche d’un recueil de ses textes paru en 1994 sous le titre « Poèmes en la 440 » j’ai fait la connaissance d’un autre fan de Catherine. Il avait entretenu avec elle une correspondance et était sans nouvelle d’elle. Il m’avait supplié de lui écrire, de lui dire mon amour, car elle était bien seule.

Une pudeur mal placée m’avait tétanisé, m’empêchant de le faire.

Je ne suis pas fier de mes défaites, de mes peurs, de mes renoncements, celle-ci marque une honte que je n’ai pas surmontée.

Je vais écrire, je ne sais pas faire, mais je vais le faire, pour qu’au moins je puisse ré-écouter la passionaria qu’est Catherine Ribeiro.

Je ne saurais mieux dire que Léo Ferré :

Quand elle chante, je la vois.

Elle est multiple : elle apporte dans l’oreille une chance de s’extrapoler et de vaincre la pudeur qui nous abat. Catherine, c’est la mise en question permanente d’une vie impliquée dans des devoirs d’amour et de colère.

Quand elle est en colère,

C’est dans un style converti et suave à la fois.

On sent dans son parler une attention d’outre sud qui partirait bien côté du silence désertique et coléreux, comme le pays d’où il vient, ce pays qui sent la foi en l’autre et le désir de s’immoler pour le charme et l’infortune à la fois.

Elle n’est pas facile parce qu’elle se tient debout,

Dans un « métier » où il est de bon ton de se baisser jusqu’à plus soif, jusqu’à plus rien qu’un semblant de mise en scène où les habits ne font pas le moine, où la tendresse est cachée définitivement derrière le rideau ou dans les coulisses de l’horreur quand l’horreur devient spectacle.

Sa voix monte d’en-bas, d’un enfer arrangé par ses anges habillés de noir sous la coupe desquels elle s’émerveille d’obstination tranquille.

C’est difficile de s’illustrer dans le dédale des amours vaincus parce qu’inadaptés à sa propre imagination.

Catherine perméable aux difficultés de la vie, se dresse comme une bête furieuse et sensibilisée par la vie de demain matin, fortunée dans l’obligation de se porter seule, comme un fruit toujours mûr et hautain.

De l’autre côté des abîmes, il y a des fois des êtres debout.

Lève-toi Catherine, dresse-toi encore de cette sensibilité indestructible qui nous émeut, tu n’es pas seule, tu n’es éloignée que par la distance de nos corps, mais nos cœurs battent encore !

Ensemble.

 

Le flic roi – Simone Weil 1932

Il ne faut pas jouer avec la douleur du peuple.
« Le chômage n’est pas un crime », entend-on répéter partout.
Et beaucoup ajoutent :
« Le droit du travail serait-il remplacé par le droit à la balle de révolver ? »

Il y a bien longtemps que je n’écris plus sur ce blog, mais c’est le moyen le plus efficace que je puisse trouver pour partager ce texte…

Je viens de lire un texte de Simone Weil qui date de 1932 et je fus frappé de la justesse du propos et de constater à quel point le parallélisme de notre temps avec les années 30 est souvent pertinent.

Et quelles similitudes !

Je livre ce texte tel quel en expliquant toutefois que Jean-Baptiste Chiappe, cité dans ce texte est en quelque sort le Didier Lallement de 2020. En 1927, Chiappe est préfet de police de Paris, où il réprime les manifestations communistes et cultive des amitiés parmi les milieux d’extrême droite dont l’Action française (que l’on peut comparer au R.N. de Marine LePen)

Œuvres complètes / Simone Weil... ., 1, Premiers écrits philosophiques, Œuvres complètes (Tome 1-Premiers écrits philosophiques)

 

« Si la démonstration était encore à faire que dans la région parisienne le flic est roi, l’assassinat du chômeur Frisch par l’agent Coulon, la ferait surabondamment, surtout du fait qu’il n’est pas du tout question de poursuivre l’assassin.

Rappelons les faits :

Le 17 mars dernier, dans un chantier du bâtiment à Vitry, où l’on fait des heures supplémentaires, des chômeurs vont protester.

Surviennent deux agents. Ils intiment aux manifestants l’ordre de s’en aller et, trouvant sans doute que ça ne va pas assez vite, ils se mettent à jouer du nerf de bœuf.

Qu’est-ce qu’il advint ?

La Liberté dit qu’à ce moment, des morceaux de briques furent lancés sur les agents des étages de l’immeuble en construction et que les flics, exaspérés, se servirent alors de leurs révolvers.

L’Humanité dit que les briques ne tombèrent qu’après que les agents se furent servis de leurs armes.

Toujours est-il qu’un vieil ébéniste du Faubourg Antoine, le chômeur Frisch, fut mortellement blessé d’une balle dans la tête, tirée par-derrière ; il expirait le lendemain. Le jeune ouvrier Pallaric avait la cuisse traversée.

En même temps un renfort de flics arrivait, procédant à des arrestations dont deux furent maintenues.

Le Petit Parisien se réjouira de l’attitude des flics contre les chômeurs qu’il qualifiera de « tourbe », pendant que Le Peuple se contentera de publier le communiqué de la police, déclarant que « le gardien Coulon et le brigadier Lesage…furent reçus à coups de briques – l’offensive aurait été provoquée par l’orateur. Atteints l’un et l’autre à la cuisse, ils firent usage de leurs révolvers ».

Comment le Paris ouvrier a-t-il réagi contre cet assassinat ?

Peu de chose du côté de la C.G.T. : une protestation modérée de la C.A., un ordre du jour plus énergique des cimentiers.

Du côté de la C.G.T.U. et du P.C., meeting à Vitry, campagne de presse dans l’Humanité, appel aux travailleurs, ordre de grève de 24 heures aux ouvriers du bâtiment et du bois à l’occasion des obsèques de Frisch.

Celles-ci, qui eurent lieu le 24 mars, donnèrent lieu à une manifestation imposante.

Plus de 20 000 ouvriers et ouvrières, drapeaux rouges largement déployés, portant les pancartes réclamant du travail ou du pain, tinrent la rue pendant trois heures, en chantant l’Internationale et d’autres hymnes révolutionnaires.

Les cris de : « les Soviets à Paris », « amnistie » « gouvernement assassin » et surtout « policiers assassins » retentirent tout le long du parcours.

La flicaille, massée sur les bords de la Seine ou dans des rues adjacentes, n’intervint pas.

C’est que les « agents, même ceux de la circulation, ont reçu l’ordre de s’écarter dès que le cortège apparaitrait ». (La Liberté du 25 mars)

Le gouvernement ne paraissait en effet, pas très fier de l’exploit de son agent. Sa trouille se traduisit dans ces quelques lignes de l’organe policier par excellence (La Liberté 23 mars) : « La mort du chômeur Frisch a produit dans les milieux ouvriers une profonde et pénible sensation.

La sensibilité populaire, en dehors de toute considération politique, a été secouée par cet évènement, à tous points de vue déplorable, et l’émotion – jointe, il faut bien le dire, à la colère – bouleverse la population laborieuse de la banlieue. En cette zone de Vitry, qui est l’une des plus tristes et des plus lépreuses de la ceinture ouvrière de Paris, avec ses petites rues tortueuses, ses maisons basses, tristes et crasseuses, une douleur qui a quelque chose de sombre et de menaçant se lit aux visages des hommes et des femmes.

Il ne faut pas jouer avec la douleur du peuple.

« Le chômage n’est pas un crime », entend-on répéter partout.

Et beaucoup ajoutent :

« Le droit du travail serait-il remplacé par le droit à la balle de révolver ? »

Mais si, à l’aller, on ne rencontra pas de flics, au retour on en vit partout, à pied, à cheval, en camions ; arrogants, provocants. Du cimetière à la place d’Italie, de la police, de la police, encore de la police ; police à pied, à bicyclette, à cheval, garde mobile. Le fleuve humain qui avait envahi le cimetière s’écoula entre ces deux murailles de police ; mais nous marchions cette fois dispersés, par petits groupes, conformément d’ailleurs à l’ordre des dirigeants unitaires. Ce retour avait un tel air de défaite que l’Humanité le lendemain, tenta d’y remédier, comme d’habitude par des mensonges. Elle affirma qu’on avait chanté l’Internationale. C’est faux. Entre ces deux rangées de police prête à se jeter sur nous à la moindre provocation, nous sommes passés en silence, sans qu’un chant, sans qu’un cri se soient élevés pour la flétrir. Nous nous sommes ensuite laissés disperser sans résistance par les barrages de police établis avant la place d’Italie. Nous étions allés au cimetière avec des chants et des cris, en vengeurs, bien à tort, puisque nous avons dû revenir en vaincus.

Chiappe cependant dut encaisser un cinglant « assassin » que la veuve de Frisch lui lança en pleine gueule au moment où, à la sortie du cimetière, il eut le front de lui tendre la main.

 

J’ai dit : du côté fonctionnaires de la C.G.T., à peu près rien. Par contre, de nombreux bâtimenteux confédérés ont déserté les chantiers.

L’ordre de grève générale de 24 heures de la C.G.T.U. n’a pas été suivi, sinon dans le bois au moins dans le bâtiment qui est pourtant une corporation comprenant beaucoup de syndiqués unitaires.

Dans d’importants chantiers, surtout sur les travaux du métro où les unitaires sont cependant en majorité, le travail n’a pas arrêté.

Faut-il en conclure qu’à part quelques cas isolés ce sont surtout les chômeurs qui ont manifesté derrière le cercueil de Frisch ?

C’est ce que nous croyons.

Les fonctionnaires du P.C. ne se sont intéressés à la mort de Frisch que dans la mesure où l’agitation pouvait servir les intérêts de leur parti.

Quant à l’indifférence des fonctionnaires de la C.G.T., elle s’explique par le peu de cas qu’ils font de tout ce qui touche à la vraie lutte des classes.

Mais comment expliquer la non-intervention de bien des ouvriers confédérés de la base qui, à l’occasion, savent faite preuve d’un certain esprit de combat, comme les terrassiers, par exemple. Par le fait qu’ils ne veulent pas faire le jeu du P.C. ? Sans doute.

Seuls les chômeurs ont été touchés douloureusement par l’assassinat de leur compagnon de misère.

Et les cris de « policiers assassins » traduisaient bien leur colère et leur haine, mais aussi leur impuissance.

Ne sont-ils pas les prisonniers de l’agitation systématique des uns et de l’indifférence criminelle des autres ?

Pouvoir manifester dans la rue avec la permission de la police, c’est un jeu de dupes.

Or, La Liberté l’a bien dit : » Les agents, même ceux de la circulation, ont reçu l’ordre de s’écarter dès que le cortège apparaîtrait. »

La vérité, c’est que le gouvernement avait craint que la mort de Frisch non seulement provoque la colère des chômeurs, mais aussi touche la sensibilité de toute la classe ouvrière et bouscule même l’apathie des fonctionnaires syndicaux. Il avait craint que toute la classe ouvrière ne se dresse, d’un élan unanime, pour clamer son indignation à la flicaille et à ses maîtres.

Mais, une fois de plus, les bourgeois en auront été quittes pour la peur.

En attendant, les ouvriers Levis et Primard, arrêtés le 17 mars à Vitry, sont condamnés respectivement à 3 mois et 1 mois de prison pour injures à agents !

Ohé ! les syndicalistes révolutionnaires des deux centrales ouvrières, n’avez-vous rien à dire pour les mesures à prendre contre le flic roi ?

 

« Le flic roi. L’assassinat et l’enterrement de Frisch » extrait du N°126 de « La révolution prolétarienne » d’avril 1932

 

Quelques points de repère pour comprendre qui était Simone Weil…

Elle est née à Paris le 3 février 1909. Sa famille est d’origine juive alsacienne du côté paternel, installée à Paris depuis plusieurs générations. Elle est une enfant à la santé fragile avec un caractère empreint d’une compassion très développée. Elle ne reçoit aucune éducation religieuse de sa famille, elle est élevée dans un agnosticisme complet. Elle effectue de brillantes études de philosophie qui débutent en 1925, quand elle entre en hypokhâgne au lycée Henri-IV, où elle passe trois ans. Elle a pour professeur de philosophie Alain, qui demeurera son maître. En 1928, elle entre à l’École Normale Supérieure, à 19 ans. Son mémoire de Diplôme d’études supérieures en 1930 porte sur « Science et Perception dans Descartes ». Elle est reçue septième à l’agrégation de philosophie en 1931, à 22 ans, et commence une carrière de professeur au lycée du Puy-en-Velay, avant d’autres postes dans divers lycées de province.

Portée par une compassion peu commune pour les exploités, elle se tourne vers l’engagement politique d’extrême-gauche. Ainsi au cours de l’hiver 1932-1933, au Puy-en-Velay, elle est solidaire des syndicats ouvriers, elle se joint au mouvement de grève contre le chômage et les baisses de salaire. Décidée à vivre avec cinq francs par jour, comme les chômeurs du Puy, elle sacrifie tout le reste de ses émoluments de professeur à la Caisse de Solidarité des mineurs. Elle écrit dans les revues syndicalistes révolutionnaires L’École émancipée et La Révolution prolétarienne de Pierre Monatte. Suivant avec beaucoup d’attention l’évolution de l’expérience communiste en Union soviétique, elle est cependant hostile au régime instauré par Staline.

En 1934, elle suspend sa carrière d’enseignante, pour travailler volontairement comme ouvrière à la chaîne, afin de connaître la condition des plus humbles. En 1935, sa mauvaise santé l’empêche de poursuivre le travail en usine. Elle reprend son métier de professeur de philosophie au lycée de Bourges. En 1936, elle décide de participer aux grèves et milite pour un pacifisme intransigeant. En août 1936, elle décide de prendre part à la guerre d’Espagne où elle restera un mois et demi au sein de la colonne Durruti des combattants anarchistes.

Le 16 mai 1942, elle s’embarque avec ses parents pour les États-Unis. Cependant, refusant ce confort, elle revient en Europe, en Grande-Bretagne, fin novembre 1942. Elle y travaille comme rédactrice dans les services de la France libre.

Tuberculeuse, Simone Weil mourra quelques mois plus tard au sanatorium d’Ashford le 24 août 1943.

 

« Charlot déprime – un rêve de Charlot »

Charlot

Transmission d’un échange nocturne (la nuit de jeudi à vendredi) par écrit avec un ami très cher…

Et voilà, il est près de 5 heures, je ne dors pas.

Je ne sais si ça a à voir avec ce que je t’écrivais, je ne crois pas, quoique…

Alors je lis, l’excellent « Charlot déprime – un rêve de Charlot ».

Il est pas bien épais, je vais le torcher en moins de deux heures je pense. C’est l’une des choses les plus belles que j’aie lues sur le mouvement des gilets jaunes. J’ai lu plein d’analyses (je suis aussi plongé dans le n°4 de « LundiMatin papier » entièrement consacré au sujet). Mais là, ce petit bouquin à 5 balles (chez Librio) il vise au raz des gens, au départ, dans la première partie en tout cas, il ne cherche pas à analyser, il décrit, ça repose.

Car ce très court bouquin est écrit en deux parties distinctes (encore que) indissociables, la première « Charlot déprime » raconte comment le narrateur (manifestement Grégoire Bouillier lui-même) décide de se rendre compte de l’intérieur, de ce que signifient ces mouvements de gilets jaunes, en s’immisçant dans l’un des actes, le Vème je crois.

Et ça donne vachement mal aux pieds !

Il est plein de petites réflexions iconoclastes et dérisoires, de comparaisons entre « Game of thrones » à la « Servante écarlate », entre ubérisation et la vie réduite à un tableur…

C’est beau, c’est une écriture fluide, de petits paragraphes, de petits mots, mais ça fait mouche.

Au fait, « Charlot déprime » est l’anagramme de « Arc de Triomphe »… « Charlot déprime de Noël » comme dit l’auteur (il a dû bosser à Libé pour un jeu de mot pareil, on dirait du Francis)…

Ce midi (jeudi midi, donc) l’auteur Grégoire Bouillier était l’invité de « la grande table » sur France Culture.

Sa dérision, sa vision, que je retrouve ici, sont très justes et m’ont impressionné. Podcast si tu peux…Bon, je vais pas te tenir la jambe toute la nuit, d’autant que ce qu’on écrit la nuit, passe rarement le lever su soleil.

Tout ça pour dire que le champs des possibles sur une scène n’est pas mort.

J’en étais là de cette conversation nocturne, je venais de terminer la première partie du bouquin.

Puis j’ai lu la seconde « Un rêve de Charlot » très court texte que j’ai lu, amusé en recherchant machinalement les points communs avec l’expérience de « Charlot déprime », amusé aussi de sentir confusément l’univers de « Eyes wide shut » de Kubrick, une fantasmagorie d’un univers à la Pasolini…

C’est drôle de lire, la nuit, lorsque vous êtes éveillé, faisant le moins de bruit possible pour ne pas réveiller votre compagne, avec une lumière tamisée, seul point lumineux dans la nuit, la transcription d’un rêve…

Et puis,

« C’est lié à James Baldwin »

Je vous laisse découvrir cet indispensable bouquin, ludique, très drôle parfois (et moi qui déteste les anagrammes j’ai été servi!) qui en raconte beaucoup plus que ce que vous pouviez penser, du moins insidieusement, il vous amène aux questions fondamentales.

A lire absolument !

Merci Grégoire Bouillier !

 

Étron, étron, petit patapon…

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Âmes sensibles passez votre chemin…Vous risquez l’accident cardio-vasculaire.
Ceci n’est pas un post olfactif…Vous avez de la chance !
J’habite Calais, vous savez, cette ville balnéaire, avec ses nombreux palais des congrès, salles de réunions, salles de sports, forum, ses commerces fermés (Calais, ville d’Art et d’Histoire, il faut dire), ses bâtiments à l’abandon, ses automobiles et aussi son parc de vélos en libre service pour suicidaires, ses crottes de chien pour piéton téméraire…
Une ville où l’on peut circuler sans crainte, il doit bien y avoir un uniforme pour 100 habitants…
Je dis ça, pour planter le décor.

Je rentre de la pharmacie, j’aime faire du sport 😉, un peu cascadeur, quoi, donc j’y suis allé à pied, 608 pas (moins de 400 mètres si j’en crois gogol)…608 pas, en regardant mes pieds pour ne pas glisser, ne pas me casser la gueule…

608 pas et au moins 26 fois des crottes de chien, soit au moins un étron de chien tous les 23 pas, on va renflouer les caisses !

Je suis rentré, propre sur moi, quand même, mais que ce fut difficile !
Un jour ordinaire, quoi.

« Moi, mes souliers »

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Les élections européennes approchent et on voit ressortir les grands repoussoirs, les histoires de nature à empêcher les enfants de dormir, les « faisons barrage aux autres, aux dangereux ».

Tout est bon pour désamorcer l’insurrection qui vient, pour rejeter ces gueux, ces gilets jaunes dans la misère qu’on leur impose.

Le nationalisme est le mal de notre temps, disent à l’unisson nos dirigeants et leurs suppôts.

Le nationalisme, vous savez, c’est le versant noir d’une de leurs valeurs, qui serait, quant à elle louable : le patriotisme. Vous savez ce fameux « patriotisme » qu’ils évoquent chaque fois qu’il faut condamner quelqu’un, qu’il faut entrer en guerre, dès qu’il faut mourir pour … Pour quoi, d’ailleurs ?

Je lisais un discours d’Emma Goldman, prononcé en Californie en 1908, je crois bien que fondamentalement rien n’a changé. Par ailleurs, je suis frappé de l’intelligence qu’elle reconnait à son public, constitué d’ouvriers, qui en ce début de XXème siècle n’avaient que peu fréquenté les écoles.

Parler de grandes choses, évoquer de grandes valeurs n’exige pas un discours élitiste, abscons, ne demande pas forcément non plus de prendre les auditeurs pour des imbéciles. Emma Goldman, elle non plus n’avait pas fréquenté beaucoup l’école, elle était née en Russie, avait été élevée partiellement en Allemagne, elle était arrivée à la fin du XIXème siècle aux Etats-Unis, n’en parlant pas la langue, qu’elle avait appris « sur le tas », mais elle avait foi en l’intelligence humaine.

Je vous livre le début de ce discours :

« Vous tous, hommes et femmes, qu’est-ce que le patriotisme. Est-ce l’amour du lieu de naissance, du lieu des souvenirs et des espoirs, des rêves et des aspirations de l’enfance ? Est-ce le lieu où, dans notre naïveté enfantine, nous regardions les nuages défiler en nous demandant pourquoi nous ne pouvions pas avancer aussi vite qu’eux ? Le lieu où nous comptions autrefois les milliers d’étoiles scintillantes, épouvantés à l’idée que chacune fut un œil capable de percer les profondeurs de nos petites âmes ? Est-ce le lieu où nous écoutions le chant des oiseaux et rêvions d’avoir des ailes pour nous envoler comme eux vers de lointaines contrées ? Le lieu où nous nous asseyions aux pieds de notre mère, captivés par les récits des grands exploits et conquêtes ? En résumé, est-ce l’amour de l’endroit où chaque centimètre représente les souvenirs chers et précieux d’une enfance heureuse, joyeuse et espiègle ?

Si c’était cela le patriotisme, alors il serait difficile de susciter de nos jours ce sentiment chez les hommes américains, car les terrains de jeux ont été transformés en fabriques, en usines ou en mines, tandis que le bruit assourdissant des machines a remplacé le chant des oiseaux. Il nous serait également difficile d’écouter des récits de grands exploits, car nos mères ne nous racontent aujourd’hui que des histoires de tristesse, de larmes et de chagrins.

Alors, qu’est-ce que le patriotisme ? « Le patriotisme, Monsieur, est l’ultime recours des vauriens », a déclaré le docteur Johnson. Léon Tolstoï, le plus grand antipatriote de notre temps, a défini le patriotisme comme le principe qui justifie l’instruction d’individus qui commettront ces massacres de masse ; un commerce qui exige un outillage conçu davantage pour tuer des hommes que pour fabriquer des produits de première nécessité tels que chaussures, vêtements ou logements ; un commerce qui garantit de meilleurs profits et une gloire plus éclatante que celle dont jouit l’honnête travailleur. »

Prenons garde, ils sont capables de nous déclencher quelque guerre pour nous tenir solidaires de leur égoïsme, plutôt que de nous laisser fabriquer des produits de première nécessité ou de permettre à tous d’en acheter !

Approximations et insinuations

Il m’arrive souvent de ferrailler avec des amis sur « l’impartialité » revendiquée de tel ou tel média. Celui-ci prétendra que tel journal est « sérieux » (entendre « impartial ») et qu’il ne saurait donc être soupçonné de déformer l’information. Tel autre, que telle ou telle station de radio est tellement impartiale qu’elle donne la parole à tous, au risque de déplaire à ses actionnaires ou à ses directeurs de l’information.

Bref, tout y passe.

Et dans ce cas, il est très compliqué de leur faire entendre raison, d’expliquer que tout est dans la nuance, dans l’exposé des faits répartis dans un ordre ou avec un équilibre qui dément toute impartialité.

D’ailleurs, c’est à mon sens le propre du journalisme que d’être partial. Relater ce que l’on a vu, c’est dire ce que l’on retient de ce qu’on a vu ou entendu, par définition le cerveau trie et ne garde consciemment ou inconsciemment que ce qui étaye l’intime conviction de ce qu’on croit comprendre derrière l’info.

Des sociologues (Bourdieu en tête) ont dit cela bien mieux que je ne saurais le dire.

Même la plus banale, la plus anodine des informations est déjà une sélection et ne vise donc pas à l’impartialité. Dire qu’un train est arrivé en retard, c’est déjà mettre l’accent sur l’exception. Combien de trains roulaient ce même jour et sont arrivés à l’heure ? Probablement des dizaines, des centaines, le lecteur, l’auditeur, le téléspectateur n’aura retenu que cela « un train est arrivé en retard. », jamais, sauf probablement s’il travaille à la SNCF, personne ne prendra suffisamment de recul pour penser que l’écrasante majorité des trains arrivent à l’heure. Et quand bien même le journaliste délivrant cette information conclurait en disant que fort heureusement, la plupart des trains arrivent à l’heure.

Il est très compliqué d’expliquer cela à un interlocuteur.

Je me souviens d’un « ami facebook » me claquant la porte au nez (c’est-à-dire me rayant de ses « amis » pour ce qu’il voulait être une punition) après une discussion de cet ordre. Il ne pouvait admettre que l’information qu’il avait lue, ne soit pas le reflet exact de la situation, car, « les journalistes de ce média sont réputés pour leur impartialité » (le média en question était « Le Monde ») Il prétendait savoir exactement les positions de chacun, car ce journal, son journal, donnait la parole à tous.

Illusoire partialité.

Mais il y a pire que cette partialité, car ma foi, elle est inhérente au métier de journaliste, il y a l’instrumentalisation de cette fausse impartialité.

Donner une information dirigée, partisane.

Par parenthèse, il y a un débat qui agite la sphère des journalistes et des politiques, c’est le débat sur les fake news. C’est le type même du faux débat, c’est prendre les gens pour des imbéciles, plus pernicieux que la fake news, il y a l’information digérée !

Refermons la parenthèse.

Bref, souvent, à moins de lire, d’entendre, de voir ensemble le traitement de l’information, il est compliqué d’expliquer à votre interlocuteur en quoi, l’information donnée est « orientée ».

Il faut donner des preuves.

Que ne donnent pas eux-mêmes les diffuseurs ! Qui se contentent souvent de se retrancher derrière l’information brute, ce train est arrivé en retard, à vous de mettre en perspective, de comprendre que l’on cherche à vous dire que DES trains (et non plus CE train) arrivent en retard.

Chaque matin, je maugrée contre la radio allumée par mon épouse, lui enjoignant d’éteindre l’endoctrinement (que sans nuance j’appelle « le travail de la Propagandastaffel »).

Par habitude (et par révulsion de la publicité) elle allume France Inter à l’heure du sept neuf. Toutes les 30 secondes, je bondis, je crie à la manipulation…Tant et si bien qu’elle finit par éteindre la radio (je suis un despote bien peu démocratique) en poussant des soupirs et part dans la salle de bains avec un transistor.

Aussi ai-je lu avec délectation le texte d’un auditeur de France Inter réagissant à l’info telle que conçue par la station. Je ne résiste pas à l’envie de vous partager une lettre que cet auditeur Olive Lapotre a adressée à « Là-bas si j’y suis » (je pense que je peux reprendre intégralement le texte puisqu’il émane d’un auditeur et non d’un journaliste, si toutefois je n’en avais pas le droit, je supprimerai ce paragraphe et vous inciterai à le lire sur

 https://la-bas.org/la-bas-magazine/textes-a-l-appui/pour-france-inter-gilets-jaunes-et-antisemitisme-ne-font-qu-un :

 

Un « journalisme » d’insinuations

par Olive Laporte

Mardi 12 février, le journal de 8 heures de France Inter, présenté par Laurence Thomas, annonce en premier titre « la hausse spectaculaire des actes antisémites en France, + 74 % en 2018 ». Si l’on est révolté par toute forme de racisme, on écoutera le sujet avec beaucoup d’attention. Et l’on constatera, non sans surprise, qu’il s’agit en réalité d’un reportage sur l’antisémitisme et le mouvement des « gilets jaunes ».

On sait qu’il peut arriver à un certain journalisme de l’à-peu-près de se contenter d’insinuations sans jamais que l’auteur ne se sente obligé d’étayer son propos. Ce qui est dit doit alors être tenu pour vrai, et l’auditeur auquel on présente des analyses et des accusations explicites – si graves soient-elles – n’a pas à attendre la moindre preuve ou le moindre élément à charge : il devra juste croire sur parole. L’ouverture du journal de 8 heures ce matin-là sur France Inter est un cas d’école en la matière.

Laurence Thomas envoie son premier sujet après les titres : il sera donc question d’antisémitisme. Elle énumère : « le portrait de Simone Veil barré d’une croix gammée, un tag « Juden » écrit en lettres jaunes sur la vitrine d’un restaurant à Paris, ou encore l’arbre en mémoire d’Ilan Halimi scié dans l’Essonne. » Des faits alarmants, révoltants, auxquels aucun humaniste ne peut rester insensible. On tendra donc l’oreille, révulsé par ces horreurs, dans l’espoir d’un éclairage sérieux sur ce fléau, car il est manifestement en pleine expansion. Laurence Thomas enchaîne, sans sourciller : « à l’heure d’Internet au mouvement des « gilets jaunes », des universités aux cités de banlieue, le phénomène s’étend et prospère ».

Le chapô est dit, il mérite qu’on s’y arrête un instant. Résumons : Internet, les « gilets jaunes », les universités et les cités de banlieue. Voici nommées de façon très explicite les pouponnières de ce mal insidieux. On attend donc la suite de la démonstration avec impatience. Car lorsqu’on manifeste tous les samedis avec les « gilets jaunes » pour plus de justice sociale et qu’on n’a encore jamais entendu le moindre propos antisémite, ni dans les cortèges, ni sur les ronds-points, on peut légitimement espérer être informé de ce à côté de quoi on est aveuglément passé jusqu’alors.

C’est Yann Gallic qui signe le premier reportage : « des insultes, des menaces, des tags et des graffitis, mais aussi des agressions physiques ou des homicides, 541 actes antisémites ont été recensés l’an passé dans notre pays. » Bien sûr, ça fait froid dans le dos, mais on attend toujours le lien avec les « gilets jaunes » annoncé en introduction. Il arrive. Et tenez-vous bien : la source annoncée sera tout ce qu’il y a de plus officielle. Car voici Yann qui continue : « cette haine anti-juive de plus en plus décomplexée et insidieuse semble se banaliser, elle s’est même accentuée ces dernières semaines avec le mouvement des « gilets jaunes » selon le gouvernement… » Ah, si c’est le gouvernement qui le dit, on va avoir des informations fiables. On peut du moins l’espérer ; et ça se précise : « …d’où l’inquiétude de Christophe Castaner », nous dévoile le redoutable journaliste d’investigation qui tend alors le micro au ministre de l’Intérieur. Cette fois, plus aucun doute, on va l’avoir, notre acte d’accusation en bonne et due forme.

Mais le ministre qui dénonce grosso modo l’antisémitisme comme une attaque contre la République n’ira pas plus loin, et on reste parfaitement frustré. En quatre lignes, la source très officielle n’a aucun exemple à donner qui serait issu du mouvement des « gilets jaunes ». Il ne fait aucune référence à l’idée d’un lien entre les deux phénomènes. Le mot « gilet jaune » n’est même pas prononcé. Pour une démonstration imparable, c’est ballot. Car n’en doutons pas, si Castaner avait eu le moindre fait antisémite à exposer, imputable au mouvement ici accusé, il ne s’en serait pas privé. Mais rien. Juste une légitime indignation et aucun mot qui renvoie à l’insurrection du moment. La responsabilité des « gilets jaunes », à ce point, n’est donc toujours pas acquise à qui cherche à savoir le vrai : elle n’est pas même évoquée par « le gouvernement », comme le promettait pourtant notre reporter quelques secondes auparavant. Alors on écoute encore, espérant que tout ça va sûrement être mis en lumière.

Yann Gallic enchaîne et, parlant d’un « antisémitisme aux multiples visages », il passe la parole à Frédéric Potier, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT. Avec un titre pareil, c’est assurément une source fiable qui va enfin nous éclairer sur la responsabilité des « gilets jaunes » dans cette inquiétante haine montante. Écoutons-le : « moi j’y vois la résurgence d’une extrême droite violente, une extrême droite virulente, sur les réseaux sociaux, sur Internet, mais qui aujourd’hui n’hésite plus à passer à l’acte. Et quand je dis passer à l’acte, c’est dans la rue, c’est sur des pancartes, c’est sur des banderoles. » Nous y voilà. Les pancartes, les banderoles : les « gilets jaunes » ne sont pas loin. On les tient presque. Les antisémites vont montrer leur vrai visage…

Le problème est que, là encore, aucun exemple concret ne viendra étayer les accusations sous-jacentes. Celui qui passe ses samedis dans la rue et ses soirées sur les ronds-points pourrait très légitimement demander à voir les pancartes et les banderoles antisémites en question. Il ne les verra pas. Il n’entendra pas un slogan, pas un témoignage. Pas un mot, pas une trace. Pas même l’ombre d’une trace. Le journalisme d’investigation, c’est tout un art.

« Parfois les choses, d’ailleurs, sont assez signées, continue le délégué interministériel, quand sur le portrait de Simone Veil, vous avez des croix gammées, je crois qu’il n’y a pas tellement beaucoup de doutes sur les auteurs de ce type de pratiques. » Aucun doute, ça, on est d’accord : l’extrême droite n’en est pas à son premier fait d’armes. Bien. Mais les « gilets jaunes », dans tout ça ? On nous avait promis leur culpabilité… quoi de tangible jusqu’à présent ? Encore un effort, on veut la démonstration !

Laurence Thomas reprend l’antenne et marque quelques points dans ce sens. « Haine des Juifs, haine de la démocratie : depuis le début de la crise des « gilets jaunes », on enregistre plus de 80 dégradations de permanences parlementaires ». Enfin du chiffre, du tangible, du mesurable : 80 dégradations !

Notons juste que les dégradations en question n’ont rien d’antisémites : ce sont des dégradations de permanences parlementaires, elle l’a dit elle-même. On est donc encore loin du sujet… mais qu’importe, le reportage se déroule, l’air de rien. Jusqu’à présent, il n’est montré aucune intention d’étayer les accusations, si graves soient-elles, et l’auditeur curieux reste toujours sur sa faim. Mais continuons, ça va sûrement arriver.

C’est donc à présent un reportage de Delphine Evenou qu’annonce la présentatrice : « dans ce petit village breton de Calanhel, dans les Côtes-d’Armor, à une demi-heure de route de Motreff, où la maison de Richard Ferrand a failli être incendiée, les 230 habitants se sont réveillés dimanche matin avec des séries de tags injurieux sur fond de revendications politiques ». C’est à l’auditeur de faire le rapprochement : où il y a de la revendication politique, l’antisémitisme n’est sûrement pas très loin. Et notre éminente reportrice nous guide dans cette réflexion : « ISF », « RIC », « élus tous pourris », « collabo : LaREM = corruption », Delphine Evenou a méticuleusement relevé tous les tags et les énumère un à un, appuyée par un témoin de choix, le maire du village en personne. C’est de l’info brute, de la réalité de terrain, du direct dans son expression la plus crue. Et Delphine n’hésite pas à nous livrer tels quels ces éléments nouveaux, d’autant plus terrifiants qu’ils sont cette fois-ci parfaitement concrets : « ISF », « RIC », « élus tous pourris », « collabo : LaREM = corruption » voilà mot à mot ce que l’on peut lire sur les murs de ce pourtant très paisible petit village breton. Pareilles inscriptions se passent sans doute de commentaires, et l’auditeur éclairé devra lui-même en décrypter savamment le caractère antisémite, car on ne lui en dira pas plus. C’est que l’investigation doit avancer : ce sont à présent les coupables qu’on recherche et si ça va trop vite pour vous, vous n’aurez qu’à réécouter le podcast. Alors concentrons-nous, la suite sera sûrement édifiante.

C’est Delphine qui continue, pétrie de cette imparable quête du vrai qui caractérise les journalistes émérites de la très respectable radio de service public : elle tend son micro aux habitants choqués, c’est vous dire si elle n’a peur de rien. Et voici donc l’habitant choqué qui vient à s’indigner dans le poste qu’on salisse à ce point des élus respectables, des gens du cru, des gens proches du peuple qui « ne méritaient pas ça ».

On irait volontiers de sa petite larme, mais on attend toujours, à ce point-là, qu’on nous explique en quoi le mouvement des « gilets jaunes » est antisémite. On nous l’a promis plusieurs fois dans l’article et vu la gravité de l’accusation, il serait tout de même surprenant d’arriver au bout sans qu’on nous donne ne serait-ce qu’un ou deux éléments à charge. Restons à l’affût, donc, ça va sûrement venir.

Car Delphine ose tout. Elle a su se frayer un chemin dans la jungle des campagnes sordides où il faut se battre pour aller chercher l’information. « Au bout de la rue, deux hommes, plus taiseux : ils ont leur petite idée sur les tagueurs », nous déclare-t-elle le front encore en sueur. L’intrépide journaliste de terrain est en première ligne, elle tend son micro au peuple rural, soyons attentifs. C’est une voix bourrue estampillée locale, un des deux taiseux du bout de la rue, donc, qui va effectivement dévoiler la petite idée en question : « moi, je vois ça plus des « gilets jaunes ». » Transcrit tel quel, syntaxe incluse. Il n’en dira pas plus. Le micro est déjà reparti. Inutile d’en dire plus de toute façon, la démonstration est faite. L’étau se resserre sur le coupable. L’investigation est une science redoutable.

Car la messe est dite : c’est bien eux. De la voix même du peuple, et vous l’avez entendue : c’est bien eux, les « gilets jaunes », et plus rien ne permet d’en douter. Que la presque évidence vaillamment soutirée au taiseux local n’ait strictement aucun lien avec quelque haine des Juifs que ce soit ne doit poser aucun problème : vous êtes toujours dans le sujet d’ouverture du journal de 8 heures de ce mardi 12 février 2019 sur France Inter, consacré à la hausse inquiétante des actes antisémites en France, et cela doit vous suffire.

Nul besoin d’étayer, de prouver ou même d’enquêter : un simple cheminement hypothético-déductif suffira car France Inter ne prend pas ses auditeurs pour des imbéciles. « Gilets jaunes » = tags = haine de la démocratie = haine des Juifs. Donc : « gilets jaunes » = antisémitisme, CQFD, et que vous faut-il de plus ? De la nuance ? Aucun problème, le journalisme sérieux et objectif sait répondre aux légitimes exigences du métier. Ça se fait à la fin, en général. À présent que la « démonstration » est faite, qui a cloué l’insurrection des « gilets jaunes » à l’infamant pilori de l’antisémitisme, il ne reste plus, dans un louable souci d’honnêteté intellectuelle, qu’à nuancer. C’est l’indispensable cachet de crédibilité et nos procureurs du jour, en vrais journalistes professionnels, le savent bien. Alors ils vont nuancer, et ça clôturera parfaitement ce sujet d’ouverture rondement menée.

C’est encore Delphine – décidément très scolaire et appliquée – qui s’y colle. Elle continue son tour du village, en quête d’une nuance. Très professionnelle, elle trouvera sans difficulté : « son gilet jaune, Anne-Sophie-quarante-et-un-ans le porte fièrement depuis le 17 novembre. Elle tient un rond-point tous les week-ends à quelques kilomètres, et elle est très remontée. » Très remontée, bigre… voilà un parfait sujet à nuance ou je ne m’y connais pas.

Delphine a eu du flair, c’est donc Anne-Sophie-quarante-et-un-ans qui va incarner la cerise sur le gâteau de cette édifiante leçon de journalisme nuancé : elle sera l’indispensable exception qui confirme la règle. Écoutons-la : « on restera pacifiques, on est un groupe plus que pacifique et là, je trouve inadmissible d’avoir fait ça, parce ça discrébilise (sic) notre mouvement. Je suis persuadée que ça ne vient pas forcément des « gilets jaunes » », affirme haut et fort la nuance de service, avec ce soupçon de syntaxe hasardeuse qui rend si charmants les départements reculés de notre grand pays. Une chose est sûre en tout cas, ce n’est ni elle, ni ses proches camarades militants qui ont saccagé les murs du village. Voilà qui détend tout le monde : les « gilets jaunes » ne sont donc pas tous pétris de cette « haine des Juifs, haine de la démocratie » qu’annonçait l’introduction de ce reportage fort heureusement nuancé. Et pour parfaire cette touche d’optimisme dans un monde d’antisémites, Delphine n’a plus qu’à conclure avant de rendre l’antenne : « vendredi soir, un grand débat est organisé dans le canton. Anne-Sophie ira, le maire Cyril Jobic aussi, et tous les deux se parleront, comme ils disent l’avoir déjà fait très cordialement lors d’une première réunion la semaine dernière. »

Après quatre minutes et six secondes d’un sujet qui a implacablement associé l’antisémitisme et les « gilets jaunes », Laurence Thomas peut reprendre l’antenne et passer au titre suivant la conscience tranquille : nous sommes tous rassurés de savoir que même si ce mouvement est évidemment antisémite, on peut quand même encore prouver, pour peu qu’on ose battre la campagne profonde, qu’il y en a des bien, comme dit la chanson.

Olive Laporte

 

 

Craonne.

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J’y pensais depuis quelques semaines, j’’en avais d’ailleurs parlé à une amie, malheureusement le 11 novembre je serais empêché d’assister aux commémorations de l’armistice de 1918.

Malheureusement ? S’étonneront ceux qui me connaissent, moi, qui aime tant les commémorations.

Je tenais à y assister pour y chanter la « Chanson de Craonne » en face de toutes ces redingotes, de toutes ces tenues officielles, écharpes tricolores en bandoulière, venues fêter le patriotisme, l’héroïsme et le nationalisme.

Venues célébrer la mort.

 

C’est malheureux d’voir sur les grands boul’vards

Tous ces gros qui font leur foire ;

Si pour eux la vie est rose,

Pour nous c’est pas la mêm’ chose.

Au lieu de s’cacher, tous ces embusqués,

F’raient mieux d’monter aux tranchées

Pour défendr’ leurs biens, car nous n’avons rien,

Nous autr’s, les pauvr’s purotins.

Tous les camarades sont enterrés là,

Pour défendr’ les biens de ces messieurs-là

Je voulais rendre hommage à mes grands-pères, à nos grands-pères, ceux qui sont revenus, gueules cassées ou cœurs brisés pour l’éternité, comme à ceux qui n’en sont pas revenus.

 

Le Dieu-Président, vient de saluer Pétain et veut lui rendre un hommage solennel aux Invalides dans le cadre de la commémoration de la grande boucherie. (Même si depuis, les responsables de la communication jupitérienne sont revenus sur les propos du Burne outé).

« Point d’orgue du Centenaire, la commémoration de l’armistice, le 11 novembre, devrait réunir devant l’Arc de Triomphe à Paris « plus de cent chefs d’Etat, de gouvernement et de dignitaires » (source LCI) dont Trump, Poutine (tous si pacifistes, n’est-ce pas) reçus par Macron pour assister à un défilé militaire.

 

Huit jours de tranchées, huit jours de souffrance,

Pourtant on a l’espérance

Que ce soir viendra la r’lève

Que nous attendons sans trêve.

Soudain, dans la nuit et dans le silence,

On voit quelqu’un qui s’avance,

C’est un officier de chasseurs à pied,

Qui vient pour nous remplacer.

Doucement dans l’ombre, sous la pluie qui tombe

Les petits chasseurs vont chercher leurs tombes

 

A Quimper, le 9 novembre, c’est-à-dire demain, près de 2 000 jeunes, élèves du premier et du second degré sont mobilisés pour participer « à un défilé citoyen, accompagné d’anciens combattants, de militaires d’active, de jeunes sapeurs-pompiers, de jeunes de la préparation militaire marine, de jeunes de la Croix-Rouge, de réservistes ».

C’est en marche et au pas, déguisés en poilus, que ces jeunes vont se livrer, sous les ordres de l’armée et la bénédiction de l’Education nationale, à un simulacre de défilé.

Le 11 novembre « Nous déposerons des centaines de bougies. Et, nouveauté, nous n’allons pas opérer de minute de silence, mais une minute d’applaudissement, comme le désirent les jeunes ».

Des jeunes affublés d’un objet ou habit de poilus, devront applaudir aux millions de morts, aux millions de blessés, à la gloire des veuves, des orphelins.

C’est cela « le monde nouveau » !

 

Quand au bout d’huit jours, le r’pos terminé,

On va r’prendre les tranchées,

Notre place est si utile

Que sans nous on prend la pile.

Mais c’est bien fini, on en a assez,

Personn’ ne veut plus marcher,

Et le cœur bien gros, comm’ dans un sanglot

On dit adieu aux civ’lots.

Même sans tambour, même sans trompette,

On s’en va là haut en baissant la tête.

 

A Calais, comme tous les ans, des enfants des écoles calaisiennes participeront à la commémoration (j’allais écrire « à la fête »).

Mais, centenaire oblige, la municipalité a souhaité donner plus d’ampleur à cette participation.

Une invitation a été lancée à toutes les écoles de la ville, publiques et privées. Une douzaine d’entre elles, et environ quatre cents élèves de CM1 et CM2 seront présents.

Ces enfants apprennent à marcher au pas et à se mettre au garde-à-vous, durant le temps scolaire, sous les ordres d’un réserviste de l’AMRAF (Association des militaires de réserve de l’artillerie de France. (Si j’en crois les différents médias)

Ceux qu’ont l’pognon, ceux-là r’viendront,

Car c’est pour eux qu’on crève.

Mais c’est fini, car les trouffions

Vont tous se mettre en grève.

Ce s’ra votre tour, messieurs les gros,

De monter sur l’plateau,

Car si vous voulez la guerre,

Payez-la de votre peau !

Moi, j’aurais aimé que l’on ne songe qu’aux 639 fusillés, qu’aux milliers d’hommes abattus sans procès, qu’aux millions de morts. J’aurais voulu que partout en France et dans le monde, on inaugure un « Monument en hommage aux 639 Fusillés » comme celui qui sera inauguré à Chauny dans l’Aisne le 6 avril 2019, jour anniversaire du 6 avril 1919 jour où 30 000 personnes se rassemblèrent en hommage à Jean Jaurès.

Adieu la vie, adieu l’amour,

Adieu toutes les femmes.

C’est bien fini, c’est pour toujours,

De cette guerre infâme.

C’est à Craonne, sur le plateau,

Qu’on doit laisser sa peau

Car nous sommes tous condamnés

C’est nous les sacrifiés !

 

J’aurais voulu me souvenir, ce jour-là, de la très belle histoire des grands-pères de Marie-Claire, l’un calaisien, l’autre alsacien (et donc, l’un de ces « malgré nous » qui combattirent dans l’armée allemande) qui se sont retrouvés sur les mêmes champs de bataille, chacun dans un camp, à s’entre-tuer pour des raisons obscures.

 

J’aurais voulu me souvenir de l’histoire de ma grand-mère, telle que me la racontait ma maman. De son mari et de son valet de ferme, tous deux embarqués dans cette tuerie. De l’un disant à l’autre, « Louis, je ne vais pas revenir, toi, tu es plus jeune, tu reviendras, je veux que tu maries Marthe ma femme, je veux que mes enfants aient un père, je veux que tu sois celui-là ». Et mon grand-père survécu aux gazages, qu’il subit, aux bombardements qui furent le lot de tous ces hommes, aux assauts inutiles et meurtriers.

Il survécut malgré les militaires.

 

Je voulais leur dire que je ne les oublie pas, et hurler leur souvenir à ces généreux pourvoyeurs de mort.

Et dire à ceux aujourd’hui qui pensent qu’ « il faudrait une bonne guerre » pour nous remettre dans leur droit chemin, que je ne marcherai pas.